Courtesy of the artist
Guillaume Abdi ©
Copyright 2020
Figures de jeu
Lorsque l’on pénètre dans l’espace de travail de Guillaume Abdi, le regard a du mal à savoir où se poser. L’œil y croise outils éparpillés, bouts de bois bruts ou façonnés, chaînes et tiges métalliques, blocs de béton, cubes blancs, moulages et coffrages en négatif, pneus de vélo, battes de baseball, étais de chantier… Tous ces éléments cohabitent dans une joyeuse indistinction qui engage les moyens de production, les œuvres et les éléments d’architecture dans un vertigineux trompe-l’oeil. Pourtant, l’espace ne respire point le désordre. Chaque chose semble se trouver à un emplacement précis qui la rend disponible aussi bien au regard qu’à la main : prête à être saisie, bougée, observée, travaillée. Des assemblages concrétisent les dialogues entamés, et leur disposition dans l’espace crée des rapports de proximité pluriels, à la fois physiques et visuels.
J’ai découvert le travail de Guillaume Abdi en cheminant ainsi, souffle retenu, entre les expérimentations à l’équilibre parfois périlleux. L’instabilité est de fait : au fil de nos rencontres, j’ai vu les objets migrer à travers l’espace pour s’associer à des acolytes toujours renouvelés. Une branche tortillée, qui surmontait un polyèdre en bois, se jette ainsi dans la gueule d’un étau, lui-même posé tantôt au sol, tantôt sur un socle blanc. Un citron en plâtre repose sur un tronc d’arbre suspendu, avant de disparaître plusieurs semaines de l’atelier : il a intégré la corbeille de fruit de l’appartement adjacent. Un polyèdre multicolore se fait habiller progressivement d’écorce de bouleau, prélevée minutieusement sur le bois de chauffage à côté. Plus loin, un tas de galets en céramique se monte et se démonte. Un pied de table s’augmente de son double en plâtre.
De toutes ces migrations et métamorphoses transparaît une authentique pratique d’atelier, caractérisée par la temporalité spécifique que la disponibilité d’un espace induit. Si certaines associations résultent d’un geste rapide, spontané, elles ne sont pas moins le fruit d’une longue observation et cohabitation avec les objets, d’une manipulation attentive et répétée des matériaux et des outils. D’autres productions nécessitent technicité et minutie, témoignant de l’affinité que l’artiste entretient avec l’artisanat. Les murs en placo de l’atelier dialoguent avec les moulages en plâtre patiné au lait, exécutés avec la même attention et le même plaisir du travail « bien fait ». Il se lit dans les textures et détails de finition une relation profondément emphatique et sensorielle avec la plasticité des matières, ainsi qu'un amour de la facture du fait main. Pour le sociologue Richard Senett, l’artisan est en effet porteur d’une forme d’engagement dans son attachement à « l’excellence du travail en soi » . Son savoir-faire est acquis dans la durée, par essai, erreur et répétition, et dont l’atelier, avec son espace-temps particulier, se fait le parfait théâtre. Il permet, à l’artisan comme à l’artiste, de « penser par la main », c’est-à-dire de progresser en faisant, de faire surgir les formes en essayant, ratant, essayant encore, ratant mieux .
Davantage encore que de l’artisanat, le travail de Guillaume Abdi tient de la notion de bricolage, telle que l’a conceptualisée Lévi-Strauss dans La pensée sauvage. Pour l’ethnologue, la règle du jeu du bricoleur est de « toujours s’arranger avec les moyens du bords, c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec (…) un projet en particulier, mais le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir son stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions ou de destructions antérieurs. » Le vocabulaire plastique de Guillaume Abdi est ainsi constitué d’objets glanés au cours de ses balades, de matériaux récupérés à l’école des beaux-arts où il enseigne, de résidus du chantier de sa maison. Certains éléments sont des bouts d’œuvres démantelés et réinjectés dans le circuit de la création. Très peu de choses sont achetées, et si elles le sont, elles proviennent du magasin de... bricolage.
Dans ce « rassemblement temporaire et nomade de matériaux précaires et de produits de diverses provenances » , chaque élément est soumis à des expériences, des tests et des variations afin d’explorer les différentes fonctions et valeurs dont il peut se charger. Puisque son stock est fini, le système D - dans lequel le d nous évoque autant la « débrouille » que le « détournement » - est le propre du bricoleur. Malgré les possibles torsions, chaque objet ou matériau reste « pré-contraint », c’est-à-dire témoin de son usage et donc de sa signification antérieurs. Pour Adorno, l’« historicité des matériaux » forme en effet une sorte de résistance à l’intervention esthétique de l’artiste : « Il existe dans les matériaux et les formes quelque chose de peut-être imperceptible, mais dont l’artiste s’empare (…). L’histoire s’est accumulée en eux » et l’artiste doit composer avec les « problématiques inhérentes au matériau » , c’est-à-dire les processus de production et les relations de pouvoir qui y sont rattachés. Lorsque Carl André agence des matériaux bruts mais usinés, il inscrit sa pratique, de par sa matérialité même, dans la pensée marxiste qui était la sienne. Chaque élément porte en lui la mémoire de l’ouvrier qui a transformé la matière en matériau, et la projection de celui qui transformera le matériau en ouvrage. Empruntées à une usine locale, puis rendues après l’exposition, les briques, pierres ou autres poutres de bois de ses oeuvres échappent en outre malicieusement à leur récupération par la logique marchande de l’art .
Dans les choix matériels de Guillaume Abdi se lit une forte sympathie pour le positionnement d’André. D’une part, le réemploi fréquent des éléments d’une installation à une autre inscrit son travail en tension avec les exigences du marché. De plus, dans sa manière de combiner des techniques dites nobles (la céramique, le moulage), un vocabulaire du BTP (bois, béton, plâtre, métal…) des rebuts rejetés par la société de consommation (cerceaux en plastique, enjoliveurs de voiture…), des matériaux façonnés (poutres, pieds de table…) ou bruts (les nombreuses branches de bois), il met en crise non seulement l’hiérarchie de valeur entre ces matériaux mais aussi et avant tout entre les processus de travail dont ils émanent. La procrastination y fait un pied de nez au labeur, l’inactivité se courbe en une révérence moqueuse à la productivité. Chez Guillaume Abdi, la glandouille, la fête et l’errance sont autant de facteurs d’émergence de formes que le travail manuel acharné.
Il ne me semble finalement pas si anecdotique de noter que nos sessions de travail se sont progressivement décalées de la matinée à l’heure de l’apéro. De plus, comme un clin d’oeil à nos réflexions, notre collaboration a été rythmée par les nombreuses manifestations contre la réforme de retraite et la vision du monde néolibérale dont elle émane. Nos questionnements sur le droit à l’inactivité, sur les implications actuelles de l’action syndicale ou encore les réalités d’un mouvement comme Art en grève, m’ont alors fait relire la passionnante analyse de Maurizio Lazzarato sur « l’action paresseuse » de Marcel Duchamp . Le sociologue remarque avec justesse que, historiquement, le mouvement ouvrier se caractérise autant par la défense de conditions de travail dignes que par le refus et l’arrêt nets de la production. En se focalisant sur l’unique valeur travail, les syndicats ont paradoxalement fini par devenir les avocats et les accélérateurs de la productivité. Marcel Duchamp, lui, refuse le travail jusqu’à délaisser l’activité artistique même, pour se consacrer exclusivement au jeu d’échec vers la fin de sa vie. Il s’extrait ainsi de tout circuit de production de valeur en s'absorbant dans une « action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité » qui « ne produit rien, ni biens, ni œuvres ».
Si Guillaume Abdi ne s'engage pas dans une telle radicalité, sa pratique se pose en prolongement de son engagement syndical : elle valorise le travail comme le non travail, le labeur comme la sérendipité. La figure de l’artisan trouve son contre-point dans celle, partagée avec Duchamp, du joueur. La boîte à outils de Guillaume Abdi s'apparente à une malle à jouets, vidée et étalée dans sa chambre-atelier. Il est intéressant de noter que le sens ancien du verbe bricoler s’applique lui aussi au jeu, et plus précisément « au jeu de balle et de billard, à la chasse et à l’équitation, mais toujours pour indiquer un mouvement incident : celui de la balle qui rebondit, du chien qui divague, du cheval qui s’écarte de la ligne droite pour éviter un obstacle. »
Le travail de Guillaume Abdi comporte ce même goût pour la bifurcation et le détournement. À la lenteur et la concentration du jeu d’échec de Duchamp, il oppose le fracas et l’indiscipline de l’enjouement enfantin. Son foisonnement créatif et son hyperactivité l’amènent à travailler sur plusieurs projets, assemblages et chantiers en simultané, avec une certaine déconcentration et une irrésistible joie à construire et déconstruire des mondes. J’observe dans ses multiples occupations et non-occupations un délicieux éparpillement des énergies qui serait peut-être in fine capable de résister aux logiques productivistes. Michel Foucault, cité par Lazzarato, définit en effet comme stratégies de résistance : « 1/ la décision de l’oisiveté : le refus d'offrir sur le marché du travail ces bras, ce corps, ces forces (…) ; /2 l’irrégularité ouvrière : (…) disperser ses forces, décider soi-même du temps pendant lequel on les appliquera ; 3/ la fête : (…) gaspiller (sa force) en ne prenant pas soin de son corps » .
L’excessivité et la gaieté de Guillaume Abdi, sa capacité à s’émerveiller tout en ne se prenant pas trop au sérieux emplissent son travail d'une certaine imprévisibilité, typique au jeu, qui ne laisse que peu d’emprises au système marchand. Les temporalités contrastées qui interviennent dans ses créations renvoient sans cesse à la main qui fait et qui pense, et qui pourrait, à chaque instant, changer d'avis et modifier les dispositions. Cette tension interne fait basculer ses assemblages du côté du vivant, d'un devenir permanent. Chaque exposition n'est alors qu’un arrêt sur image dans la vie nomade des objets et matériaux, une possible combinaison de cartes de jeu dans une infinité de potentialités.